Les courants économiques dominants [1] nous enseignent depuis des décennies que la croissance est la clé du progrès. Mais que se passe-t-il lorsque cette croissance dépasse les limites planétaires et laisse derrière elle une grande partie de l’humanité dans la précarité ? C’est à cette question que Kate Raworth a voulu répondre en proposant un modèle économique capable de garantir à la fois la prospérité sociale et la stabilité écologique : la Théorie du Donut.

C’est en 2009, alors qu’elle travaillait au sein d’Oxfam, qu’elle découvre un diagramme décrivant les neuf limites planétaires, un cadre scientifique définissant les seuils que nous ne devons pas franchir sous peine de compromettre les conditions de vie sur Terre. Ce schéma, bien que fondamental, n’intégrait pas la nécessité d’assurer à chacune et chacun des conditions de vie dignes. Kate Raworth a alors eu l’idée d’ajouter un plancher social sous ce plafond écologique. Un scientifique ayant travaillé sur les limites planétaires a spontanément réagi en découvrant ce schéma : « Ce n’est pas un simple cercle, c’est un Donut ! ». La Théorie du Donut venait de naître.

Décortiquer le Donut

La limite supérieure du Donut, le plafond écologique, représente les frontières planétaires à ne pas dépasser sous peine de dégrader irréversiblement les écosystèmes : la stabilité du climat, la biodiversité, l’acidification des océans, les terres arables, la couche d’ozone, etc.

La limite inférieure du Donut, le plancher social, correspond aux besoins humains essentiels qui doivent être satisfaits pour garantir une vie digne à toutes et tous : accès à l’eau potable, alimentation, logement, soins de santé, éducation, équité sociale, etc .

Entre ces deux cercles se trouve la zone en forme de Donut : l’espace sûr et juste pour l’humanité, où l’activité économique peut prospérer et se développer tout en garantissant le bien-être social et en n’excédant pas les ressources limitées de la planète.

Concrètement, Raworth s’appuie sur les neuf limites planétaires, définies par Rockström, ainsi que sur une douzaine de dimensions sociales inspirées des Objectifs de développement durable de l’ONU. Il faut parvenir à rencontrer les besoins de tout le monde dans les limites de la planète. La Théorie du Donut veut guider l’économie du 21e siècle vers une prospérité équilibrée.

Penser au-delà de la croissance du PIB

L’un des fondements de la Théorie du Donut est la remise en question de l’obsession pour la croissance infinie du PIB. Le PIB (Produit Intérieur Brut) est un indicateur qui mesure la valeur totale des biens et services produits dans un pays sur une période donnée, généralement une année. Il est souvent utilisé pour évaluer la croissance économique.

Dans la nature, aucun organisme ne croît indéfiniment. Il atteint un stade de maturité avant de se stabiliser. La Théorie du Donut nous recommande de dépasser l’idée selon laquelle la croissance est automatiquement synonyme de prospérité et de reconnaître que dans un monde fini, une économie juste et durable ne peut se développer qu’en respectant des limites planétaires et en garantissant un accès équitable aux ressources.

La Théorie du Donut invite à repenser la notion même de prospérité : au lieu de la confondre avec l’augmentation perpétuelle du PIB, il s’agit de la définir comme la capacité à maintenir l’humanité dans l’espace « sûr et juste » du Donut . Raworth plaide ainsi pour une économie régénérative (qui restaure l’environnement au lieu de l’épuiser) et distributive (qui partage les ressources et les richesses au lieu de les concentrer) . Concrètement, cela implique de promouvoir des modèles comme l’économie circulaire, les énergies renouvelables, l’agroécologie, ou encore d’instaurer de nouvelles mesures de la valeur économique intégrant le capital naturel et humain.

Le Donut veut ainsi montrer que, dans les pays déjà riches, poursuivre la croissance matérielle se fait au détriment de la planète sans nécessairement accroître le bien-être . Les données et les recherches appuient ce constat. Une étude de 2018 de l’Université de Leeds appliquant les indicateurs du Donut à une centaine de pays n’en a trouvé aucun qui satisfasse pleinement les besoins de sa population sans excéder des limites planétaires. Autrement dit, le modèle économique actuel échoue soit sur le plan social (dans de nombreux pays du Sud, les populations manquent encore de biens essentiels et de filets de protection sociale de base) soit sur le plan environnemental (dans les pays riches, ce bien-être s’est construit au prix d’une surconsommation des ressources).

La Théorie du Donut met ainsi en lumière l’impasse d’une croissance infinie dans un monde fini et souligne la nécessité de distinguer le progrès humain de la consommation de ressources. Cela ne signifie pas qu’aucune croissance n’est possible. Les pays pauvres ont besoin d’une croissance économique pour assurer le plancher social, mais cela ne doit pas se transformer en quête de croissance illimitée comme ce fut le cas des pays riches. Il s’agit de passer d’un modèle linéaire (où nous extrayons, produisons, consommons et jetons) à un modèle circulaire (où les ressources sont recyclées, réparées et partagées).

Entre urgence écologique et crise sociale

Si nous examinons aujourd’hui la réalité du monde à travers le prisme du Donut, il apparaît clairement que nous sommes loin de cet espace de prospérité équilibrée. Sur le plan environnemental, nous avons déjà franchi plusieurs des limites planétaires. Le changement climatique, l’érosion de la biodiversité, la pollution chimique et l’acidification des océans mettent déjà en péril l’équilibre des écosystèmes. L’exploitation intensive des ressources dépasse la capacité de régénération de la planète, menaçant à terme l’habitabilité même de notre monde.

Tandis que les 1 % les plus riches possèdent 45 % de l’ensemble des richesses, 3,6 milliards de personnes vivent encore dans la pauvreté (un chiffre resté inchangé par rapport à 1990). Aujourd’hui, cela représente 44 % de l’humanité. Par ailleurs, à l’échelle mondiale, une femme sur dix vit dans une situation de pauvreté extrême. Les femmes sont d’ailleurs 24,3 millions de plus que les hommes à être prises au piège de l’extrême pauvreté. En fait, à peine 8 % de l’humanité vit dans des pays où les niveaux d’inégalités sont faibles.

Les inégalités atteignent des sommets sur le plan du climat également. On estime que les 50 % les plus pauvres de la population mondiale contribuent à seulement 12 % des émissions mondiales, mais sont exposés à 75 % des pertes de revenus dues au changement climatique. Les 10 % les plus riches, quant à eux, sont responsables de la moitié des émissions, mais ne sont exposés qu’à 3 % des pertes de revenus. Or, les capacités financières de ces deux groupes à faire face aux violences climatiques sont extrêmement inéquitables puisque les 10 % les plus riches détiennent près de trois quarts des richesses mondiales [2].

Une économie à réinventer

La redistribution des richesses et du pouvoir est également au coeur du modèle du Donut. Dans l’économie actuelle, les bénéfices se concentrent entre les mains d’une infime minorité, tandis que la majorité peine à satisfaire ses besoins essentiels. La Théorie du Donut propose un changement de paradigme où les entreprises sont repensées pour servir l’intérêt collectif plutôt que la seule accumulation de profits. Les entreprises détenues et gérées par leurs employé∙e∙s, les coopératives locales et les modèles économiques fondés sur le partage sont autant d’alternatives à promouvoir.

La Théorie du Donut donne d’ailleurs des indications sur une orientation soutenable des politiques publiques et des décisions gouvernementales. Parvenir à assurer un niveau de vie décent pour tout le monde tout en respectant les limites planétaires implique une cohérence transversale des politiques (logement, mobilité, alimentation, industrie, etc.) afin qu’aucune décision n’entame le capital naturel ou n’aggrave l’exclusion sociale. Adopter le Donut dans le cadre des politiques publiques implique des changements profonds par rapport aux pratiques traditionnelles. Cela requiert aussi une coordination entre différents acteurs autant au niveau des citoyen∙ne∙s que des entreprises. L’économie du Donut incite à redéfinir les indicateurs de succès économique en complétant ou remplaçant le PIB par des indices de santé sociale et écologique et à innover vers des modèles d’entreprise et de marché compatibles avec les limites planétaires. Cela peut passer par la fiscalité écologique, l’investissement dans le capital naturel, la valorisation des « biens communs », ou encore le développement de nouvelles métriques.

La Théorie du Donut a inspiré des initiatives concrètes dans plusieurs villes et pays. Amsterdam a par exemple adopté ce modèle comme cadre pour ses politiques publiques, avec l’objectif de devenir une ville durable et inclusive. Le modèle économique dominant repose sur des fondements dépassés, incapables de répondre aux défis du 21e siècle. L’urgence climatique et la montée des inégalités exigent plus que jamais un changement de cap.

[1] Les théories économiques orthodoxes ou courants économiques dominants désignent les courants dominants en économie, tels que le néoclassicisme, qui mettent l’accent sur l’efficience des marchés, la rationalité des agents économiques et l’équilibre général. Elles considèrent généralement la croissance économique comme un objectif central, supposant qu’elle résulte naturellement d’un bon fonctionnement des marchés et d’un cadre institutionnel stable.

[2] CHANCEL L., BOTHE P. et VOITURIEZ T., Climate Inequality Report 2023, World Inequality Lab Study 2023/1, 2024.

Oxfam - Julien Desiderio